Le Roi ne m’ayant pas cette fois-là demandé le secret comme pour sa correspondance d’État, je me sens libre davantage de parler de cette lettre, toutefois dans les limites de la discrétion que je dois à sa mémoire. À la différence de ses missives habituelles, qui brillaient par leur concision et leur vigueur à l’emporte-pièce, celle-ci était fort longue ; elle était aussi fort littéraire, commençait par « Ma Dulcinée » – preuve qu’Henri avait lu le Don Quichotte de Cervantes – et elle était couchée de bout en bout dans le style moral, sentimental, pudique et ampoulé de L’Astrée où, comme on sait, les réalités de l’amour sont passées sous silence au profit des effusions du cœur. Henri me la dicta en marchant de long en large, le pas aussi élastique que celui d’un jeune homme, le visage illuminé et la voix émue, tant est que je me fis la réflexion qu’il était dommage que la passion si sincère qui l’animait ne passât pas davantage dans son expression, laquelle était toute de mode et de convention.
Cette lettre répondait sans nul doute à une lettre qu’il avait déjà reçue et dans laquelle la dame l’assurait d’un amour aussi effréné que le sien, puisqu’elle avait appelé Henri « l’astre que j’adore », expression qu’il relevait dans la lettre que j’écrivais sous sa dictée, pour lui dire la félicité et la gratitude qu’elle lui avait inspirées.
Henri terminait sa lettre par l’ardent souhait qu’il faisait que la dame revînt « charmer les lieux où il se trouvait » (sans nommer Fontainebleau), ce qui était au surplus exprimé par des vers, que je me permets de citer, on verra plus loin pourquoi :
Avecque sa beauté toutes beautés arrivent,
Les déserts sont jardins de l’un à l’autre bout,
Tant l’extrême pouvoir des grâces qui la suivent,
Les pénètre partout.
— Eh bien, mon petit cousin, dit le Roi d’un air content en interrompant sa dictée, que penses-tu de ces vers ?
— Je les trouve fort beaux, Sire.
— Ils sont de Malherbe, à qui je les ai commandés. Je n’ai pas, hélas, ce génie-là.
Et il me dicta le reste du poème, qu’il savait par cœur, et qu’il récita d’une voix vibrante.
— Signerez-vous, Sire ? dis-je, quand il eut fini.
— Nenni, nenni. Mon écriture ne doit pas paraître. Tu signes « Per ».
— Père, Sire ? dis-je innocemment.
— Mais non ! dit le Roi d’un ton fâché, comme si j’avais voulu lui rappeler son âge. « Per ». C’est un langage convenu.
Il reprit sa marche de long en large, tandis que je pliais la lettre et coulais la cire sur le pli. Il n’y avait point de cachet sur l’écritoire, et Henri ne me dictant pas non plus d’adresse, j’en conclus que le pli devait demeurer anonyme.
— Cette lettre, dit Henri en reprenant le ton expéditif qui était d’ordinaire le sien, devra être remise demain après vêpres en l’église Saint-André-des-Arts à une chambrière du nom de Philippote. Elle se tiendra dans la travée de droite à la hauteur du confessionnal le plus proche du portail d’entrée.
— Comment être sûr que c’est elle ?
— Elle a les yeux vairons. Comme La Surie.
— Les verrai-je, Sire ? Il fait sombre dans une église, surtout après vêpres.
— Tu les verras. Elle sera à genoux à côté d’un bouquet de chandelles. C’est quand tu l’accosteras que tu pourras courir quelque danger. Il se peut qu’elle soit surveillée de fort près par des gens qui te pourraient assommer, ou pis, pour s’emparer du pli que tu portes.
— Je me garderai, Sire.
— Quand tu le lui auras remis, il convient de graisser le poignet de la garcelette. Une petite dizaine d’écus suffira.
Lesquels j’entendis bien que je devais puiser dans ma propre bourse, Henri ne faisant pas mine de me les donner.
— Si le temps ne t’est pas trop compté, enquiers-toi de la santé de sa maîtresse, de son humeur et de ses espérances et tâche surtout de savoir si son geôlier fait mine de fléchir et de l’amener à Fontainebleau.
Je rangeai le pli entre chemise et pourpoint, me levai et attendis que le Roi me donnât mon congé. Ce qu’il faisait à l’ordinaire sans tant languir, étant un homme si vif et qui faisait tout en un tournemain. Mais à rebours de son usage, il s’attardait, tournait et virait dans la pièce et tantôt paraissait perdu dans ses pensées, et tantôt me jetait des petits regards de côté, comme s’il balançait à me parler plus outre.
— Siorac, dit-il enfin, ne pouvant se tenir de parler de sa bien-aimée, fût-ce à un béjaune comme moi, connais-tu la Princesse ?
— Oui, Sire, je l’ai vue deux fois à votre chevet au Louvre, et auparavant, j’avais dansé la volte avec elle au bal de Madame de Guise.
— Qu’en es-tu apensé ?
— De l’avis général, Sire, il n’y a rien de plus beau que la Princesse, et qui ait plus de grâces.
— Et comment danse-t-elle ?
Il aurait pu répondre à ma place, ne l’ayant pas quittée de l’œil quand elle apparut dans le ballet des Nymphes de Diane devant la Reine. Mais j’entendis bien qu’il ne voulait de moi qu’un écho à sa propre pensée, afin que la Princesse lui devînt plus présente.
— Divinement, Sire. Avec une extrême légèreté. Un sylphe ne ferait pas mieux.
— Ah ! Siorac ! dit-il. Cet homme est un monstre ! À peine eut-il marié ce bel ange qu’au lieu de l’amener à la cour à Fontainebleau, comme je lui en avais fait commandement, il courut l’enfermer sous bonne garde dans son hôtel parisien, la retirant de tout commerce avec quiconque, y compris avec le Connétable et sa tante d’Angoulême ! Malherbe a raison : ce Fontainebleau n’est qu’un désert, puisqu’elle ne s’y trouve pas ! Quelle malheureuse vie je mène loin d’elle ! J’ai perdu appétit et sommeil, je n’ai plus que la peau sur les os, et je suis si fort dérangé de mes mérangeoises que je n’ai plus goût à rien.
Il resta coi un petit moment après cet éclat, la tête basse, les yeux fichés à terre, l’image même de la désolation. Et il était bien vrai qu’il avait maigri, son pourpoint ayant l’air de flotter autour de son torse. Tout soudain, il se redressa, comme ressentant quelque vergogne à s’être laissé aller, me fit un petit signe de la tête et me quitta si vite que j’eus le temps de me génuflexer, mais non de lui baiser la main.
Je me relevai, me faisant cette réflexion qu’il m’avait tenu le même langage du désespoir amoureux que Bassompierre, avec cette différence que chez lui il sonnait juste, accompagné de ce petit grelot de folie qui dépassait ces « bornes de la bienséance » que notre beau muguet, pour sa part, ne franchirait jamais.
J’écris ceci en mon âge mûr, et encore que je me persuade qu’il y a par essence quelque chose de déraisonnable dans le sentiment amoureux, puisqu’il agrandit de façon si démesurée l’image de l’être aimé qu’elle finit par occuper tout l’horizon de la vie, toutefois il faut bien convenir que dans les tourments mêmes que ce sentiment apporte, il y a quelque chose de délicieux, puisqu’il vous fait vivre tous les moments de votre existence avec une intensité qu’elle ne possédait pas avant l’apparition de l’amour.
Le malheur, c’est que cette intensité balaye tout, et d’abord la clairvoyance. Le monde entier reconnaissait à Henri dans le ménage des affaires publiques une pénétration si rapide et si profonde des arrière-pensées de ses adversaires qu’il flairait et déjouait sans effort les pièges les mieux conçus qu’on lui pouvait tendre. Et pourtant ce génie politique avait pris pour argent comptant les grimaces, les simagrées et les déclarations d’amour de cette petite mijaurée, sans se rendre compte que le seul souci qui occupait sa jolie tête était celui de sa propre gloire, et son unique ambition, celle de monter sur le trône à ses côtés.
Quand, de retour au logis, je contai à mon père la mission que le Roi m’avait confiée, lui qui était d’ordinaire si maître de lui entra dans une épouvantable colère et La Surie dut lui recommander de baisser la voix pour que notre domestique n’en pût ouïr les éclats. Mais même à voix basse, on peut fulminer. Condé, dit-il, était un brutal. Fort de son bon droit, il était prêt à tout, et le danger n’était que trop réel. Et jour de Dieu, quel droit avait Henri de me le faire courir en me mêlant à une intrigue aussi subalterne ! Passe encore de me faire écrire son poulet ! Mais me le faire porter comme un valet de théâtre, au risque de me faire daguer dans l’ombre propice d’une église et pour une cause aussi peu respectable !
Un long débat suivit, qui dura bien deux heures d’horloge, au terme duquel il fut résolu que j’irai remettre le pli à Philippote (quel nom ridicule ! dit mon père. Et qui sent sa basse comédie !) fortement accompagné par mon père, La Surie, Poussevent et Pissebœuf, tous armés. Quant à moi, je porterai une cotte de mailles sous un froc de moine, et la mission remplie, on trouverait quelque prétexte pour prier le Roi de ne la point renouveler.
L’idée de la cotte de mailles et du froc de moine m’ébaudit beaucoup, tant je la trouvai romanesque, mais mon père et La Surie m’expliquèrent que le capuchon servirait à cacher mon visage et les larges manches du froc, à dissimuler deux dagues fixées sur mes avant-bras, lesquelles me permettraient de contr’attaquer mon assaillant éventuel en attendant que mon escorte volât à mon secours. Après ces explications, mon père et La Surie procédèrent à tous ces préparatifs avec un soin si méticuleux que j’entendis bien qu’ils s’amusaient aussi, quoique fort sérieusement, à retrouver avec moi les aventures de leur jeunesse.
À Saint-André-des-Arts, tout se passa le mieux du monde. Les vêpres étant finies, il y avait peu de monde dans l’église, et voyant une forme féminine agenouillée à l’endroit que le Roi m’avait dit, je m’approchai et je n’eus aucun mal à reconnaître les yeux vairons de Philippote, car en ses muettes prières la pécore les tournait non pas vers le ciel, mais vers un bouquet de cierges votifs qui se dressait à sa droite sur un trépied. Je m’agenouillai à son côté, je murmurai son nom, elle fit oui de la tête, mais je n’eus pas le temps d’engager l’entretien. Un quidam se dirigeait vers moi, descendant la travée, le sourire aux lèvres, et bien qu’il ne me parût pas armé, je tâtais déjà mes dagues dans mes vastes manches quand il me dit d’une voix polie :
— Mon père, pardonnez-moi de troubler vos méditations, mais avec votre permission, je voudrais voir votre visage.
Et d’un geste vif, mais non brutal, il rabattit mon capuchon en arrière et me considéra.
— Monsieur, dit-il, vous êtes bien jeune pour faire ce métier-là.
Il n’eut pas le temps d’en dire davantage. Poussevent, par-derrière, l’assomma d’une pichenette, et l’homme tomba avec une sorte de grâce comme une écharpe qui choit à terre.
— Que fais-je maintenant ? dit Poussevent. Le daguerai-je ?
Mais c’était dit plutôt par manière de gausserie.
— Fi donc, grosse brute ! dit Pissebœuf sur le même ton. Je gage que le drole[53] n’est même pas armé !
Ce qu’il vérifia d’une main rapide. Après quoi, aidé de Poussevent, il porta le quidam dans le confessionnal et je les entendis discuter à voix basse pour savoir s’il valait mieux le mettre à la place du confessé ou du confesseur. Mais celle-ci prévalut, Pissebœuf pensant qu’étant donné son inertie, il serait plus facile d’asseoir l’homme que de l’agenouiller.
— Quand même ! dit Poussevent. À la place du prêtre ! C’est ton idée, et tu porteras seul le poids de ce péché-là.
— Bah ! dit Pissebœuf. Un de plus ! J’en ai déjà un bon petit paquet pour me tenir chaud cet hiver !
Les soldats m’ayant donné le champ libre, j’eus tout loisir d’envisager Philippote, qui me parut valoir tout à plein le dévisagement. Je ne lui trouvai rien que d’aimable, y compris son prénom qu’à la voir je jugeai plus fripon que ridicule.
— Vous n’êtes point moine, Dieu merci ! dit Philippote, cela se voit, et de reste, vous n’en avez pas l’odeur.
Je lui remis le pli, lequel elle fourra dans son corps de cotte d’un air gourmand, accepta sans façon les écus que je glissai dans sa menotte, et me donna le bel œil. Mais je n’étais point là pour lui conter fleurette, je la pressai de questions. Et sur sa maîtresse elle ne fut pas chiche de détails, lesquels je jetai aussitôt dans la gibecière de ma mémoire pour en repaître le Roi.
J’en vins enfin au chapitre des espoirs. Sa belle maîtresse s’apensait que son tourmenteur ne tarderait pas à baisser pavillon et à rejoindre avec elle Fontainebleau, pour ce qu’il n’avait plus un seul sol vaillant, Sully, sur le commandement du Roi, ne lui versant plus ses pécunes et de leur côté, les usuriers juifs ayant appris, Dieu sait comment, que cette source-là était tarie, ne lui voulaient plus rien prêter.
Outre ses yeux vifs, son petit nez retroussé et son joli cou, Philippote avait bon bec et elle aurait tenu le dé à jaser plus longtemps si mon père ne m’avait mis la main sur l’épaule pour me faire lever le camp, quelques soupirs et grognements s’échappant du confessionnal et indiquant que notre assommé revenait à soi.
— Dieu merci, dit mon père en franchissant d’un pas allègre le porche de l’église, l’homme de Condé vous a vu et bien vu, mon fils : vous voilà donc hors jeu et ce genre de mission est fini pour vous. J’en suis fort aise. Se mettre au hasard de sa vie pour servir le Roi en ses grandes affaires et pour le bien du royaume, cela est convenable à un gentilhomme, mais se faire le fourrier de ses plaisirs n’est pas digne de votre sang maternel, ni du mien.
*
* *
Henri fut au comble de la joie quand je lui rapportai l’espoir de la Princesse de se retrouver bientôt à Fontainebleau avec la cour, son tourmenteur étant en train de fléchir. Il en fut à ce point transporté d’aise que j’eus l’impression qu’il rajeunissait en un clin d’œil. Il me donna une forte brassée et se mit à tourner et virer dans la pièce sans trop savoir ce qu’il faisait, son bonheur éclatant dans ses traits et dans tous ses gestes avec le naturel et la naïveté d’un enfant à qui on apporte un jouet auquel il a longtemps rêvé. J’avais peine à croire que j’avais devant moi le plus grand monarque, et assurément l’un des plus grands esprits, de la chrétienté.
Son exaltation quelque peu calmée, il me prit les mains, me fit asseoir sur un tabouret devant une chaire à bras où, s’asseyant à son tour, il me pressa de lui conter par le menu, et surtout sans rien omettre, ce que Philippote m’avait dit de la Princesse. Je lui rapportai ses propos mot à mot, ayant eu le temps de me les bien mettre en mémoire depuis la veille et, pour rendre la chose plus vivante, l’idée me vint d’utiliser mes dons de comédien et de retrouver les intonations et les expressions de Philippote. Cela le ravit. Il eut l’impression qu’en lui rendant au mieux le langage de la chambrière, je le rapprochais de la maîtresse. Et ma récitation à peine finie, il me la fit recommencer deux fois, sous le prétexte d’éclaircir des points qu’il avait mal entendus.
Quand il eut épuisé tout le plaisir qu’il y pouvait trouver, il se leva et recommença ses voltes et virevoltes dans la pièce, mais en silence, et d’un air plus pensif, comme se réfléchissant à soi. À un moment, il s’approcha d’un miroir de Venise qui pendait au mur et s’envisagea avec attention, ce qui, à mon sentiment, n’avait pas dû lui arriver souvent, tant il était négligé dans son apparence.
— Ma barbe est grise, dit-il, ajoutant, mi-figue, mi-raisin : le vent de mes adversités a passé dessus. Siorac, poursuivit-il après un silence, penses-tu que je me la devrais teindre ?
— Je ne sais, Sire, dis-je, très à la prudence. Mais peut-être la pourriez-vous faire tailler avec plus de soin.
— Et ce pourpoint ? reprit-il. Qu’en es-tu apensé ?
— Pas trop neuf. Sire. Et il y a des taches de sueur sous les bras.
— C’est ma foi vrai ! dit-il avec un air d’étonnement, après avoir levé le bras droit devant le miroir. La Reine dit que je suis le gentilhomme le plus mal vêtu de la cour. Qu’en penses-tu ?
— Sauf en vos cérémonies, Sire. Vous êtes superbe en votre pourpoint de satin blanc.
Il se mit à rire.
— Ce qui veut dire qu’en mon ordinaire je suis assez peu ragoûtant ! Siorac, tu es un cajoleur ! Tu me critiques, tout en me cajolant !
Et se mettant à rire de nouveau, il me jeta un bras sur l’épaule et me serra à soi.
— Or sus ! Il y a remède ! Je manderai Bassompierre et Roquelaure. Bassompierre, pour le conseil, et Roquelaure, pour la vêture. Ventre Saint-Gris ! Où vont toutes les pécunes que me coûte la garde-robe dont il est le grand maître, si je dois aller vêtu comme un valet de chien ?
Là-dessus, il me convia, ainsi que mon père et La Surie, à le venir voir courir la bague à Fontainebleau. Mon père se sentit fort médiocrement heureux de cette invitation, mais le Chevalier de La Surie fut aux anges, pour la raison que le Roi par deux fois s’était ressouvenu de son nom, la première fois pour me décrire les yeux vairons de Philippote, et la seconde fois, pour l’inclure dans notre invitation. Mon père, en revanche, n’ignorait pas qu’être invité à Fontainebleau ne voulait aucunement dire qu’on pourrait coucher et manger au château. Seuls les princes du sang, le Connétable, les ducs et pairs, et les officiers de la couronne, avaient ce privilège. Quant à nous, il nous faudrait loger dans les auberges des alentours qui, dès que la cour arrivait à Fontainebleau, exigeaient d’exorbitantes pécunes pour le moindre galetas et autant pour la plus maigre chère. Il fallait vraiment avoir grande envie de se paonner d’être « de la cour », pour souffrir ces dépenses et ces incommodités. Néanmoins, y ayant peu de différence entre une invitation du Roi et un commandement, mon père se résigna à l’accepter, mais en nous assurant qu’on ne resterait à Fontainebleau que le temps de le voir courir la bague.
Là-dessus, survint une péripétie qui nous laissa béants. Je reçus un cartel de Monsieur le Prince de Condé m’appelant sur le pré pour avoir suborné une de ses domestiques et assommé un de ses gentilshommes, preuve que j’avais bien été reconnu par le souriant quidam qui m’avait décapuchonné. Je brûlais d’accepter, étant fort glorieux de mon adresse aux armes et possédant, de reste, à vue de nez, une allonge bien supérieure à celle de Monsieur le Prince. Mais mon père me calma d’un mot. « Vous êtes un aussi grand fol que lui, à ce que je vois ! Vous voyez-vous tuer un Bourbon, vous qui êtes Bourbon aussi par votre mère ? » Là-dessus, il écrivit à Monsieur le Prince une lettre fort respectueuse et fort adroite, dans laquelle il l’assurait que je n’avais ni suborné une de ses domestiques, ni assommé son gentilhomme (ce qui était littéralement vrai), et qu’au cas où Son Altesse n’attacherait pas foi à cette assurance, il tiendrait à très grand honneur de croiser le fer avec lui. Mais au lieu d’envoyer cette lettre directement à Condé, il la lui fit remettre par Bassompierre en lui demandant d’arranger la chose directement avec Monsieur le Prince, sans ennuyer Sa Majesté avec cette petite affaire. En réalité, il craignait que le Roi, pour les raisons qu’on devine, ne fit pas beaucoup d’efforts pour interdire ce duel.
Un courrier partit donc pour Fontainebleau porter ces deux missives, et revint avec un billet de Bassompierre nous annonçant qu’il serait en Paris dans deux jours, y ayant une affaire de dame.
Quarante-huit heures après, en effet, il nous vint visiter au début de l’après-midi, fort resplendissant dans un habit bleu, dont toutefois il était mécontent, son tailleur, à ce qu’il nous dit, l’air chagrin, ayant failli à lui bien couper l’emmanchure droite de son pourpoint. Toutefois, à mon sentiment, il n’y paraissait guère.
Bassompierre se lamenta là-dessus un bon quart d’heure, sans qu’on osât montrer quelque impatience. Et se calmant tout soudain, il nous dit d’une voix unie, et comme en passant, que mon affaire était arrangée.
On se récria, on voulut savoir les détails, et après s’être fait prier avec la dernière coquetterie, il nous les donna.
— Je demandai, aussitôt après avoir reçu votre paquet, d’être reçu moi-même par Monsieur le Prince. À peine, Marquis, lui avais-je lu votre lettre qu’il se récria : « Je ne peux accepter l’assurance que me donne Monsieur de Siorac que son fils n’a ni suborné ma domestique, ni assommé mon gentilhomme, car je la tiens pour fausse ! – Monseigneur, dis-je, si Votre Altesse donne le démenti au Marquis de Siorac, celui-ci estimera que son honneur est offensé, et le duel aura lieu. – Eh bien. Monsieur, dit le Prince, pensez-vous m’épouvanter ? – Nullement, Votre Altesse ! Le monde entier connaît votre vaillance. Mais voulez-vous me permettre de soumettre à votre bon jugement les trois issues possibles à ce duel ? Primo, vous tuez le Marquis de Siorac : vous encourez alors la haine mortelle de Madame la Duchesse de Guise, qui va se jeter aux pieds du Roi et lui demander votre tête. Secundo : vous avez le dessus dans votre duel avec le Marquis de Siorac, et celui-ci, à toute extrémité, emploie avec vous cette fameuse botte de Jarnac qu’il est le seul à connaître dans ce royaume, et vous voilà estropié pour la vie. Tertio : le Marquis de Siorac vous tue, et croyez-vous, Monseigneur, que le Roi versera des larmes, quand on viendra lui apprendre que Madame la Princesse est veuve ? »
À cela, on ne laissa pas de rire, et Bassompierre dit, avec sa piaffe coutumière :
— C’était là ma botte à moi, et elle l’étendit raide sur le pré ! Monsieur le Prince dit qu’il allait y songer à loisir, mais je gage que c’est là une défaite et que l’affaire est close.
On lui fit de grands mercis et mon père, sachant comme il aimait parler de ses conquêtes, lui dit :
— Il faut que vous soyez fort attaché à la dame que vous dites pour revenir par ces chaleurs en cette puante Paris.
— Hélas, dit Bassompierre, et cette fois un vrai chagrin apparut sur ses traits, il ne s’agit pas que de la dame. Deux de mes amis, le Prince d’Épinoy et le Baron de Vigean, sont quasi au grabat et n’ont plus d’espoir que dans la grâce de Dieu.
— Et de quoi se meurent-ils ?
— D’une très insensée gageure qu’ils ont faite avec le Comte de Saux et le Comte de Flex, lesquels sont morts déjà. Et de la même maladie. Ils avaient gagé à qui des quatre honorerait sa dame le plus grand nombre de fois en une nuit, étant admis dans la gageure que pour aider à ces répétés assauts, ils prendraient de l’huile d’ambre.
— Mais ne savaient-ils pas, dit mon père avec stupéfaction, que c’était là une sorte de poison lent ?
— Ils savaient qu’il y avait danger, mais le danger faisait le piment de la chose. J’ai en vain essayé de les dissuader de cette sottise, mais ces fols n’en ont pas voulu démordre.
— Il fallut qu’ils tinssent bien peu à la vie pour se mettre au hasard de leur mort de façon si frivole, dit mon père. Pour moi, je ne les connaissais que de nom.
— C’est que vous n’allez guère à la cour, mon ami. Mais ils y étaient connus pour les plus galants seigneurs du royaume, si beaux et si bien faits qu’il n’était pas possible de plus.
Pour banale que fût cette phrase, elle résonna étrangement dans ma cervelle, y apportant je ne sais quelle tristesse. Je l’avais entendu prononcer par Toinon, au sujet des amis de Bassompierre, qui n’étaient pas alors ceux dont il venait de déplorer la perte, mais quatre autres grands muguets de cour : Bellegarde, Joinville, d’Auvergne et Sommerive. De ceux-là, chose singulière, seul Bellegarde, le plus âgé des quatre, fleurissait encore. Le Prince de Joinville végétait en exil, le Comte d’Auvergne moisissait à la Bastille, et le Comte de Sommerive était mort à Naples. Quant à celle qui avait prononcé cette phrase, je la voyais parfois par la fenêtre de sa boulangerie trôner derrière son comptoir, où elle faisait régner l’ordre, le sourire amène et les yeux froids.
— Et où en est le Roi dans la succession de Clèves ? dit mon père.
— Eh bien, comme vous savez, c’est une énorme affaire, et il en est tracassé à l’extrême. Il pousse avec la dernière ardeur ses préparatifs militaires et envoie des courriers partout pour se faire des alliances contre l’Autriche et l’Espagne ou consolider celles qu’il a déjà. C’est qu’il aura, comme vous vous en doutez, à combattre sur trois fronts : en Italie, aux côtés du Duc de Savoie ; sur les Pyrénées contre Philippe III d’Espagne ; et en Allemagne, contre l’Empereur.
Belle lectrice, vous allez sans doute conclure de cet entretien que Bassompierre parlait beaucoup, et de tout, et avec une grande liberté. Il n’en était rien : et ce n’est que vingt ans plus tard que j’appris qu’au moment même où il ne paraissait avoir en tête que les intrigues de cour, il s’était rendu en grand secret en Lorraine à la demande du Roi pour négocier avec le Duc de Lorraine le mariage de sa fille avec le Dauphin de France – ambassade politique de la plus grande conséquence, puisqu’elle faisait pièce aux mariages espagnols si fortement désirés par la Reine, Villeroi, le parti espagnol et les jésuites. Ainsi, le Roi employait mon père à certaines missions et Bassompierre, à d’autres, sans que les missions de l’un fussent connues de l’autre. Même dans l’affaire de l’église de Saint-André-des-Arts, qui était pourtant fort mineure, Bassompierre n’aurait rien su du vrai rôle que j’y avais joué sans la lettre de mon père et sans une circonstance assez étonnante que je conte plus loin.
— En fait, reprit Bassompierre, si l’on ouvrait le cœur du Roi en ce moment, on y verrait deux noms gravés : Clèves et Charlotte.
— Mais d’après ce que j’ai ouï, remarqua mon père, ledit cœur doit être à l’heure qu’il est soulagé d’un grand poids.
— Assurément, dit Bassompierre, il bat plus allègrement depuis que Monsieur le Prince a ramené sa femme à Fontainebleau. Notre pauvre Henri a été si transporté d’aise qu’en moins de rien il a changé d’habits, de barbe et de contenance.
— De barbe ? dit La Surie. L’a-t-il coupée ?
— Nenni. Il l’a fait tailler. Et pour le cheveu, il l’a fait couper et laver. Et pour ses habits, vous ne sauriez y croire, je l’ai vu hier porter des manches de satin de Chine brodées de fleurs. Ma fé, vous eussiez dit une prairie au mois de mai ! Mais hélas ! bien qu’elle demeure à s’teure au château, il ne peut voir la Princesse qu’en public : le Prince la tient en laisse plus que jamais.
— Et de ce couple princier, qu’en est-il ? dit La Surie.
— Il est des plus touchants, tant il est visible que chacun d’eux éprouve pour l’autre le même sentiment : il la déteste et elle le hait. Outre qu’il la tyrannise, elle est pucelle comme devant.
— Ah ! Comte ! dit mon père en riant, comment pouvez-vous en être si sûr ?
— Elle me l’a dit.
— Elle vous l’a dit ! Vous la voyez donc de nouveau !
— En cachette et sur l’ordre du Roi. Maintenant qu’elle sait que je ne serai jamais son mari, elle me veut du bien.
— Comment l’entendez-vous ?
— Point comme vous pourriez l’entendre. La Princesse me considère avec une bonne grâce quasi royale comme l’un de ses plus dévoués sujets, depuis que j’ai sauvé Philippote.
— Vous avez sauvé Philippote ? dis-je vivement. Courait-elle un danger ?
Cette vivacité n’échappa pas à Bassompierre, qui échangea un regard avec mon père.
— Aucun ! Sauf de mourir de faim. Quand des gens de moi tout à plein déconnus l’ont en l’église Saint-André-des-Arts subornée en lui glissant dix écus et un pli, assommant en outre le gentilhomme espion qui la surveillait, la garcelette a couru hors d’haleine chez sa maîtresse, lui a remis le pli, mais, comme il est naturel, a gardé les écus, desquels, hélas, elle n’a pu expliquer la provenance quand Monsieur le Prince, l’ayant fait mettre nue, les a trouvés. Mon beau neveu (j’ai ouï dire que vous ne vouliez plus qu’on vous appelât « mon mignon »), vous allez sans doute me demander si Philippote, nue, était belle ?
— Non, Monsieur, dis-je en rougissant.
— Elle l’est. En outre, elle ne manque pas d’esprit, car rhabillée et jetée à la rue sans ses écus, elle courut sonner à mon logis, où je lui donnai asile.
— Voilà, Comte, dit mon père, qui fait l’éloge de votre bon cœur !
— Je mérite à l’ordinaire cet éloge, mais point en l’occurrence, dit Bassompierre avec un sourire. Philippote a compté il y a peu au nombre de mes nièces. Et quand le Connétable me voulut comme gendre, ma sœur, Madame de Saint-Luc, la donna comme chambrière à Mademoiselle de Montmorency, qui venait de renvoyer la sienne.
— Madame de Saint-Luc, dit mon père en se tournant vers moi, est cette « beauté touchante » que vous admirâtes fort au bal de la Duchesse de Guise. Mais, Comte, ce que je n’entends pas, c’est pourquoi ce fut votre sœur, et non vous, qui présenta Philippote à Mademoiselle de Montmorency ?
— En la présentant moi-même, j’eusse éveillé sa méfiance. Et ce que je voulais savoir par Philippote, c’est si le choix que le Connétable avait fait de moi comme gendre agréait à sa fille.
— Et lui agréait-il ?
— Pas tout à fait. De ma personne je la ragoûtais assez. Mais elle ne me trouvait pas assez haut quant au rang, Charlotte est une de ces femmes chez qui le souci de la gloire l’emporte de beaucoup sur celui de l’amour.
— Ce qui, j’imagine, vous rendit plus facile le sacrifice que vous fîtes d’elle, quand le Roi vous en pria.
— Ah ! de grâce, Marquis ! dit Bassompierre. Ne rabaissez pas mon sacrifice ! Il fut immense ! Ne m’avez-vous pas vu pâle, défait, dolent, jeûnant et ne dormant plus ?
— Si fait, et je pourrai, s’il le faut, en témoigner. Et aussi, que vous êtes sans rancune, puisque vous servez ce jour d’hui Charlotte.
— Le Roi me l’a commandé. Et n’avais-je pas là aussi une occasion de regagner les bonnes grâces d’une dame qui est si proche de son cœur ?
— Et qui, un jour peut-être, sera la reine…
— Oh ! De cela je ne prendrais pas la gageure ! dit Bassompierre. Condé défend férocement sa femme, même si elle ne l’est que de nom ! Pour que le Roi puisse entretenir la belle au bec à bec, il faudrait embastiller le mari !
— Et Henri le fera-t-il ?
— J’en doute. Le scandale serait grand. Et d’autant que le Roi a eu l’imprudence de confier jadis à la Verneuil que Condé était son fils. Ce que ce jour d’hui elle va répétant partout dans les termes les plus venimeux.
— Est-ce vrai ? m’écriai-je. Et si ce l’était, ne serait-ce pas horrible ?
— Mais comment le savoir ? dit Bassompierre sans battre un cil. La Princesse douairière de Condé ne trompait pas seulement son mari avec son page, mais simultanément avec le monde entier. Avec le Roi aussi, sans doute. Comment savoir qui est le père ?
— Une chose m’étonne, Monsieur, dit La Surie. Si la Princesse de Condé est si bien gardée à Fontainebleau, comment avez-vous pu avoir accès à elle ?
— Pardonnez-moi, Chevalier, mais ce serait trop long à expliquer, dit Bassompierre avec un sourire évasif. En revanche, je puis vous dire ce que, sur l’ordre du Roi, je parvins à faire. Je recrutai un peintre, dont je tairai le nom[54], je réussis à l’introduire en catimini auprès de la Princesse, il fit son portrait avec une célérité merveilleuse, et les couleurs encore fraîches – je dus les enduire de beurre pour ne point les gâter – je roulai la toile avec soin, m’enfuis comme un voleur, et seul à seul avec le Roi, je la dépliai. Les larmes lui vinrent aux yeux, tant il fut transporté ! Mais toujours insatiable des délices que lui procurait la vue de sa bien-aimée, il voulut plus : la contempler à son balcon sur la minuit entre deux flambeaux. Sur mes instances, elle y consentit, à condition qu’aucune parole ne serait échangée et que le Roi ne serait accompagné que de moi et de Bellegarde. Nous y fûmes donc tous trois, et nous trouvant fort en avance, le Roi étant si impatient, nous dûmes attendre à la brune un bon quart d’heure sous le balcon, sans piper mot. Enfin minuit sonna, la fenêtre s’ouvrit, et deux laquais s’avancèrent, portant chacun un flambeau ; la belle prit tout son temps pour apparaître, et tant qu’à faire les choses, elle avait voulu les bien faire. Car elle se présenta en ses robes de nuit, ses longs cheveux blonds dénoués sur ses épaules nues et elle resta là, sereine et immobile, l’ombre d’un sourire jouant sur ses lèvres. Ses yeux bleus, que la lueur des torches éclairait, regardaient droit devant elle, comme une déesse trop haute dans l’Olympe pour s’apercevoir que des hommes à ses pieds l’adoraient.
« Le Roi avait un bras passé par-dessus mon épaule : circonstance heureuse ! Sans cela, sous le choc que lui donna la beauté offerte à ses yeux, il serait tombé, se pâmant plus qu’à demi, lui qui avait vu tant de batailles et tant de sang. Bellegarde, à sa gauche, s’aperçut de sa faiblesse et, se rapprochant, lui saisit le bras pour le soutenir de ce côté. Je considérai le Roi. Il me parut fort pâle à la lumière des torches, les paupières cillantes. Quand je levai les yeux de nouveau, la belle avait disparu, les torches n’éclairaient plus que le vide. Puis après un temps elles disparurent à leur tour et la nuit se fit.
« Le lendemain, j’eus l’occasion de voir seul la Princesse et je lui demandai ce qu’elle pensait de cette muette entrevue. Elle eut un demi-sourire et dit avec un petit haussement d’épaules : « Mon Dieu, qu’il est fou ! »
*
* *
— Elle, en revanche, n’est point folle, dit mon père quand Bassompierre fut parti.
— Mais, mon père, devons-nous croire tout ce que raconte notre ami ? Ce portrait peint en catimini, cette toile enduite de beurre, cette apparition sur le balcon entre deux torches sur le coup de minuit, la demi-pâmoison du Roi, ne sont-ce pas là autant d’inventions romanesques nées de sa féconde cervelle ?
— Nullement. Tout ce que Bassompierre a inventé, c’est un petit personnage appelé Bassompierre, qu’il fait trotter devant lui, et dont les affectations l’amusent en nous ébaudissant. Mais Bassompierre ne ment pas. Pas plus, de reste, qu’il ne triche au jeu.
— Mais d’un autre côté, dis-je, devons-nous croire la Princesse, quand elle affirme qu’après son mariage elle est pucelle comme devant ? N’est-ce pas un monde à avaler ? Il me semble que, si j’avais été Condé, je me serais rué sur elle dès le soir du mariage pour l’engrosser, fût-ce même de force, ne serait-ce que pour faire pièce au Roi.
— Testebleu, Monsieur, comme vous y allez ! dit mon père, mi-figue, mi-raisin.
Mais La Surie, lui, rit à grand éclat, ou comme il aimait mieux dire, « à gueule bec ».
— Mais vous n’êtes pas Condé, mon beau neveu ! dit-il. Tant s’en faut ! À huit ans, vous baisiez le bras nu d’une fille de bonne maison ! Et à douze ans, on se hâta de vous séparer de votre sœur de lait tant on craignait le pire !
Mon père haussa les épaules.
— De toute manière, quoi qu’en dît la Princesse, comment la croire ou la décroire sur ce point ? Ce sont là secrets de femme. Nul ne peut y aller voir, sauf le mari, et celui-là y paraît peu intéressé. À mon sentiment, la Princesse eût fort déçu le Roi, si elle n’avait pas dit ce qu’elle a dit à Bassompierre, à seule fin qu’il le répétât à Sa Majesté.
Il fit cette remarque sur le ton de quelqu’un qui désirait mettre un terme au débat, pour ce qu’il jugeait qu’il tombait dans le frivole.
Je l’entendis ainsi et je gagnai ma chambre pour reprendre ma lettre à ma Gräfin, que j’avais laissée inachevée à l’arrivée de Bassompierre. Je lui eusse écrit tous les jours si mon père ne m’avait représenté que c’était là le plus sûr moyen de la compromettre. Sur son conseil, j’avais dû me contenter de deux lettres par mois. Et pour me donner l’impression qu’en les écrivant je ne dérobais pas trop de temps à mes études, je les rédigeais en allemand. Il me semblait aussi, me ressouvenant de ses derniers mots, que c’était là une façon de lui laisser entendre les sentiments que je ne pouvais lui dire en clair, mes missives, venant de France, courant quelque chance d’être ouvertes à Heidelberg avant de lui être remises. Ulrike me répondait lettre pour lettre. Les siennes étaient longues et minutieuses et après correction de mes fautes d’allemand, pleines de détails sur sa vie à Heidelberg, et si prudentes que je n’y pouvais trouver trace d’une affection tendre à mon endroit, sinon dans leur longueur même.
Superbement attifuré et un collier de senteur passé autour du cou, le Roi courut la bague à Fontainebleau et eut tout lieu d’en être satisfait, car encore qu’il portât lunettes en cet exercice, sur huit bagues il en gagna quatre, et le Prince de Condé, trois. Bassompierre ne participait jamais quand le Roi prenait le champ, de crainte d’obtenir un meilleur résultat que lui, et beaucoup suivaient son exemple.
La cour, réunie sur des gradins où nulle place n’était marquée – ce qui créa une indescriptible cohue – applaudit à tout rompre le Roi, sous un soleil si brûlant que les fards coulaient sur le visage des dames, et que d’aucunes, ayant trop serré leur basquine, pâmèrent. Il fallut les emporter à l’ombre pour les ranimer, ce qui ajouta à la confusion. Tant est que dans la foule je perdis mon père et La Surie, ce qui ne me donna aucune inquiétude, car je savais les retrouver au souper à une auberge de Samois, où mon père avait réussi à louer fort cher pour la nuit une « chambrifime », comme il l’appela, et trois durs matelas de crin.
Peu intéressé par la bague, j’errai parmi la foule pour les retrouver, et je tombai sur un gentilhomme que j’avais souvent vu en compagnie de Monsieur de Bellegarde et que je reconnus pour être Monsieur de Malherbe. Avec l’impétuosité de mon âge et de mon caractère, je l’approchai, je lui dis qui j’étais et lui déclarai tout de gob l’admiration que m’inspirait sa poésie. Il me reçut d’abord assez mal, avec raideur et distance, tournant vers moi un visage qui eût été assez beau en sa virile symétrie s’il n’avait été gâté par des rides amères et une expression ombrageuse. Mais quand je lui récitai à mi-voix les vers que je savais de lui, et en particulier ceux que m’avait dictés le Roi, il fut heureusement surpris du sentiment que j’y mettais, et s’ouvrant aussi vite qu’il s’était fermé, il me dit en baissant la voix :
— Ah ! Monsieur ! Que je suis réconforté d’ouïr mes vers dans votre bouche, et dits avec tant de ferveur ! Étant noble, mais sans biens, ma poésie me nourrit, et elle me nourrit mal, car hélas ! il n’est pas en ce royaume de métier moins estimé, pour la raison qu’un bon poète n’est pas plus utile à l’État qu’un bon joueur de quilles.
— Mais j’ai toutefois ouï dire, Monsieur, que vous étiez pensionné par le Duc de Bellegarde.
— Je le fus. Je ne le suis plus. Monsieur de Bellegarde, ayant subi quelque perte d’argent, a dû rabattre de ses luxes, et je fus le premier rabattu. Toutefois, j’ai quelque espoir d’être un jour pensionné par la Reine. Non qu’elle soit tant raffolée des vers, mais cela se fait, en Italie, d’avoir un poète à soi.
— Et le Roi, pour qui vous écrivez de si beaux vers ?
— Il ne me pensionne pas : je lui coûterais trop cher. Il me rémunère à la pièce.
— Chichement ? dis-je à voix basse.
— Je ne peux dire cela. Il m’a baillé un jour cinq cents écus pour un sonnet. Monsieur, je vois à votre air que vous pensez que c’est beaucoup. Et c’est beaucoup, en effet, pour le temps que j’y ai passé. Mais c’est peu pour l’apprentissage de toute une vie. En outre, ce pactole, si pactole il y a, ne durera pas plus longtemps que la passion insatisfaite de l’intéressé. Du jour où il possédera l’objet de son désir, il n’aura plus guère envie de lui parler en vers.
— Monsieur, dis-je avec chaleur, vous avez du moins une consolation : votre poésie traversera les siècles.
— C’est ce que j’ai dit moi-même. Et je l’ai dit en vers, un jour que j’avais faim. Mais que me fera cette gloire éternelle quand je serai poussière en mon tombeau ?
À cet instant, un page s’approcha de Monsieur de Malherbe et lui parla à l’oreille et, à ce que j’imagine, lui transmit un ordre de Sa Majesté, car le poète se leva avec empressement, quit de moi son congé et entreprit de se dégager de la foule, ce qui ne fut pas facile, alors même qu’il était précédé d’un page aux couleurs du Roi qui tâchait de lui frayer passage. Je me ressouviens qu’en le regardant s’éloigner, je me fis cette réflexion que bien des Grands de cette cour seraient oubliés quand le nom de ce pauvre Malherbe, qu’on payait « à la pièce », résonnerait encore sur terre. Je me dis aussi que l’ironie des choses voulait que ce poète qui célébrait en vers si touchants la souffrance de l’amour malheureux devait espérer en son for qu’il continuât à l’être, puisque le jour où il serait assouvi, il serait, comme il le prévoyait, désoccupé, et ne recevrait plus du Roi les commandes qui le faisaient vivre.
Si Monsieur de Malherbe et moi avions peu regardé les bagues au cours de notre entretien, nous n’étions assurément pas les seuls, la plupart des courtisans, et en particulier les dames, parlant au bec à bec de leurs petites affaires et se contentant d’applaudir quand le premier rang en donnait le signal. Resté seul, je cherchai derechef de l’œil mon père et La Surie, sans grand espoir de les trouver en cette foule, et à la vérité j’abandonnai sans vergogne cette quête quand j’aperçus un aimant combien plus attractif : Mademoiselle de Fonlebon, fille d’honneur de la Reine, que Roquelaure m’avait montrée au Louvre lors de la crise de goutte du Roi, et dont le petit dauphin, en ses huit ans, disait qu’il était amoureux, « l’ayant baisée quatre fois, deux fois sur chaque joue ».
Je me faufilai jusqu’à elle, non sans hardiesse, car il me fallut traverser pour l’atteindre l’escadron des filles d’honneur de Sa Majesté la Reine, lesquelles étaient rieuses et pépiantes et me dévisagèrent en se moquant, comme si j’eusse été une sorte de poisson qui n’avait pas le droit de nager dans leurs eaux. J’atteignis enfin Mademoiselle de Fonlebon, la saluai et me nommai.
— Siorac ? dit-elle d’une voix douce. Mais je connais ce nom. À ce que j’ai ouï dire, une de mes grand’tantes du Périgord, née Caumont, avait épousé un Siorac. Elle est morte en couches, m’a-t-on dit.
— C’était ma grand-mère, dis-je, fort heureux de me découvrir avec elle un lien de sang. Mon grand-père est le Baron de Mespech, et sa châtellenie se trouve à quelques lieues de Sarlat.
— Nous sommes donc cousins ! dit-elle avec gaîté. Mon cousin, touchez là !
Je ne me contentai pas de lui prendre la main. Je la baisai, ce qui fit rire et protester les filles d’honneur qui nous entouraient.
— Fi donc ! dirent-elles. L’impertinent n’a aucun usage ! Il baise la main des filles ! Il ne sait pas qu’on ne la baise qu’aux dames !
Ce tollé attira l’attention de la Marquise de Guercheville qui, l’éventail en main et le vertugadin tout gonflé d’indignation, bondit sur moi le bec en avant, comme une poule qui se prépare à défendre ses poussins.
— Qu’est cela ? Qu’est cela ? cria-t-elle, la voix caquetante. Un damoiseau parmi mes filles ! Or sus, Monsieur, décampez à l’instant ! Vous n’avez rien à faire céans !
— Madame ! Madame ! crièrent les filles d’honneur, qui après m’avoir houspillé prenaient maintenant ma défense, c’est le cousin de Fonlebon !
Et elles se mirent à chantonner en chœur :
— Son grand-père a épousé sa grand’tante !
Elles prononçaient ces mots de « grand-père et de grand’tante » comme s’ils leur paraissaient infiniment comiques.
— Mais je vous reconnais ! dit la Marquise, me dévisageant de ses yeux gentils et un peu niais (et je pris aussitôt l’air le plus innocent que je pus). Je vous ai vu dans la chambre du Roi, quand il était au lit avec sa goutte. Vous lui lisiez L’Astrée, et il vous appela son « petit cousin ».
À cet instant, la Reine, qui se trouvait assise devant nous, se retourna à demi et dit d’une voix qui, pour une fois, n’était point trop revêche :
— Il n’est point son cugino, mais son filleul, et aussi le filleul de Madame de Guise.
Madame de Guercheville, qui voyait tous les jours la Duchesse de Guise dans les appartements de la Reine, et qui, vivant depuis si longtemps à la cour, ne pouvait ignorer son véritable lien avec moi, se trouva fort embarrassée. Elle ne voulait ni enfreindre la règle, ni déplaire à une aussi haute dame.
— Monsieur, dit-elle, puisque vous êtes le cousin de Mademoiselle de Fonlebon, vous pouvez vous asseoir un petit quart d’heure à son côté et vous entretenir en toute sagesse avec elle.
Je la saluai, et Mademoiselle de Fonlebon lui fit une gracieuse révérence.
— Merci, Madame, dit-elle.
— Merci, Madame ! reprirent en chœur les filles d’honneur, sur un ton qui trahissait à l’égard de Madame de Guercheville un mélange de moquerie et d’affection.
— Rien qu’un petit quart d’heure, Monsieur ! dit la Marquise de Guercheville en me menaçant du doigt.
Intimidé par la présence de la Reine, assise devant moi entre le Connétable et le Duc d’Épernon, tancé préventivement par Madame de Guercheville, et surveillé par les filles d’honneur dont il n’était pas à espérer qu’elles m’iraient quitter de l’œil ni de l’ouïe durant ce petit quart d’heure, je ne voyais pas comment j’eusse pu oser dire à Mademoiselle de Fonlebon à quel point sa beauté me ravissait. Elle était fort belle, en effet, et chose étrange, elle l’était à la manière de la Princesse de Condé, la dureté et les petites mines en moins. C’était même taille svelte et ronde, et même exquise joliesse de traits, mais là où chez l’une on sentait le calcul et la ruse, chez celle-ci tout était simple, les paroles et les regards venant du cœur, sans la moindre fausseté ni affectation. On y sentait aussi la vraie vertu, et non pas celle qui ne se refuse que pour se vendre au mieux.
Me voyant à peu près muet et pensant que c’était là gaucherie, Mademoiselle de Fonlebon entreprit avec beaucoup de bonne grâce de me mettre à l’aise en me parlant d’abondance du Périgord où, l’été précédent, elle avait séjourné deux mois en la châtellenie de Castelnau chez les Caumont. J’étais tout regard sans être tout ouïe, car penché que j’étais vers elle pour boire sa beauté plus que ses paroles, mon attention du coin de l’œil ne laissa pas d’être attirée par un événement surprenant, et à mon sens, tout à fait scandaleux, qui se passa devant moi. Le Connétable, ayant quis son congé de la Reine, et ayant quitté le siège qu’il occupait à ses côtés, il y fut aussitôt remplacé par Concino Concini. La rare impudence de ce bas aventurier florentin, osant s’asseoir en public à la droite de Sa Majesté, sans qu’elle protestât ni le rejetât aussitôt dans la boue dont il était issu, me laissa béant, et tout en continuant d’envisager Mademoiselle de Fonlebon, je cessai tout à trac de l’écouter.
Personne ne pouvait ignorer à la cour combien Concino Concini et sa funeste épouse, Léonora Galigaï – le premier se pavanant partout avec la plus odieuse assurance, la seconde cachée et recluse en son repaire du Louvre –, étaient honnis du Roi, lequel depuis neuf ans avait en vain essayé de convaincre la Reine de renvoyer en Florence ces deux sangsues qu’elle gorgeait quotidiennement d’écus arrachés au Trésor. Et ce Concini, qu’en Toscane le Grand-Duc avait dû jeter plusieurs fois en geôle pour ses dettes et ses méfaits, avait le front de s’asseoir à la place du Connétable à la droite de la Reine, et à ce que je vis à mon immense stupéfaction, de se pencher vers elle et de lui parler à l’oreille, se prévalant d’une intimité à laquelle ni son sang ni son rang ne lui donnaient le moindre droit.
Je n’eus d’abord pas l’intention d’écouter, mais je ne pus m’empêcher d’ouïr ce qui se disait là sotto voce en italien, entendant bien aux premiers mots que le faquin prononça, que pour se revancher du Roi qui l’avait voulu exiler, il entreprenait de verser de l’acide sur les plaies de la Reine. Celles-ci n’étaient que trop réelles, tant Marie, à observer l’amour forcené du Roi pour la Princesse de Condé, prenait des alarmes et des ombrages. Et voyant bien que le traître ne songeait qu’à les aggraver jusqu’à l’amener à craindre pour son trône et pour sa vie, je ne me fis plus le moindre scrupule de tendre l’oreille, tout en continuant à feindre au bec à bec le plus grand intérêt pour les récits de Mademoiselle de Fonlebon.
Je ne saisis pas tout, de prime parce que le faquin parlait fort bas, et ensuite parce qu’il employait des mots empruntés à un dialecte que je ne connaissais pas. Mais j’en entendis assez pour comprendre à quel point ce qu’il disait pouvait nuire au Roi dans l’esprit d’une femme à la fois obtuse et passionnée. Concini – ou, comme on disait à la cour, le Conchine – avait dû recruter et placer au mieux d’habiles espions car, je m’en aperçus avec stupeur, il savait tout le détail d’une intrigue amoureuse dont la cour ne connaissait que les apparences. Il révéla ainsi à la Reine la correspondance secrète du Roi et de la Princesse, les vers commandés à Malherbe, le tableau exécuté et livré en cachette et l’apparition silencieuse de la belle sur son balcon entre deux flambeaux.
La simple récitation de ces faits ne pouvait qu’enflammer au plus haut point une épouse jalouse et de caractère si violent qu’elle osa un jour lever la main sur le Roi, comme je l’ai déjà conté. Mais le commentaire du traître fut bien plus insidieux et infiniment plus dangereux pour le Roi. Celui-ci, insinua Concini, en mariant la pécore à Condé avait fait d’une pierre deux coups. Il espérait que le Prince, n’aimant pas les femmes, ne laisserait pas un jour d’être complaisant. Mais surtout, en faisant de Charlotte une princesse du sang, il l’avait rapprochée du trône, où déjà il pensait la faire monter, ou s’il n’y rêvait pas encore, la poutane l’y pousserait de toutes ses forces et, faisant de son corps un irrésistible appât, ne se donnerait à lui qu’à cette condition…
Quant à la Reine, hélas, un divorce ferait l’affaire. Le Pape le pourrait-il refuser à un monarque assez puissant pour envahir ses États ? Sans doute, on pouvait être assuré que le Saint-Père ferait traîner les choses en longueur. Mais alors, ce serait bien pis. L’impatience du vieux muguet s’avérerait si vive à posséder la garcelette que d’autres moyens, plus expéditifs et plus subtils, pourraient être mis en œuvre pour se débarrasser d’une épouse gênante. À cela, il n’y avait remède dans le présent que dans la plus extrême prudence. Le Roi était accoutumé, quand il mangeait seul, à envoyer à la Reine les plus délicats morceaux, et lui, Concini, ne laissait pas de penser qu’il serait dangereux d’accepter à l’avenir ces dons…
D’autre part, le Roi se préparait à la guerre contre l’Autriche et l’Espagne, et cette seule préparation lui valait chez les bons catholiques de son royaume de nombreux ennemis, et d’autant plus redoutables que le Roi se gardait fort mal, ayant échappé à seize assassinats par une suite de miracles où il fallait voir l’effet de la protection divine. Mais cette protection allait-elle continuer, alors que le Roi se préparait à faire la guerre aux catholiques, en s’alliant aux huguenots ? Et s’il devait arriver malheur au Roi, l’intérêt de Marie n’était-il pas de se faire sacrer reine avant que son époux partît pour la guerre, afin que ce sacre conférât à sa régence un surcroît de légitimité ?
Ces propos ne prirent pas plus de cinq minutes, après lesquelles Concini, ayant quis son congé de Sa Majesté, s’en alla, confiant dans l’habileté et la ténacité de Léonora Galigaï pour relayer ce discours de façon à l’imprimer fortement dans l’esprit de la Reine au cours de ces parlotes nocturnes en tête-à-tête, où celle qui depuis l’âge de cinq ans avait été sa confidente façonnait à sa guise l’esprit de la Reine.
La Reine parut, au départir de Concini, troublée au point d’omettre d’applaudir une course à la bague qui venait de se conclure à la satisfaction du champion. Cet oubli produisit un certain flottement dans la foule et ne fut réparé que par l’initiative du Roi, qui ayant encore une course à courir n’avait pas démonté et, se trouvant dans le champ, applaudit à tout rompre, tourné vers les gradins.
À la différence de sa femme, Concini ne couchait pas au Louvre, et depuis peu, il s’était vu refuser, sur le commandement du Roi, l’entrant des appartements de la Reine, tant est que, ne la pouvant entretenir en privé, l’audacieux coquin avait imaginé de le faire dans le brouhaha et le désordre de cette course, brièvement, à voix basse et dans sa langue, la supposant non sans raison tout à plein déconnue des demoiselles d’honneur qui entouraient la Reine, toutes filles françaises de bonne maison, mais élevées dans des couvents où l’on avait pris le plus grand soin de ne leur rien apprendre.
Je suivis Concini des yeux tandis qu’il s’éloignait. Le bellâtre ne manquait pas d’allure, et il eût même été assez bel homme s’il n’eut porté sur son visage cette impudence dévergognée qui le faisait haïr de tous à la cour, parce qu’on y pouvait lire en clair à quel point il méprisait la nation dont il était l’hôte et dont il suçait la moelle. Dès qu’elle fut seule, la Reine se tourna vers le Duc d’Épernon et lui parla longuement à voix basse. Par malheur, Mademoiselle de Fonlebon, ayant terminé son récit périgourdin, se tut à cet instant, attendant de moi que je lui fisse un récit de même farine, ne serait-ce que pour honorer le lien de sang que nous venions de nous découvrir. Contraint à mon tour de parler, je ne pus ouïr que peu de mots de ce que disait la Reine, mais assez pour conclure qu’elle répétait au Duc en son jargon les propos que Concini venait de lui tenir.
Ce faisant, elle avait tourné la tête vers le Duc, et le Duc ayant tourné la sienne vers elle, ils se trouvèrent au bec à bec, et je fus frappé du contraste entre leurs deux profils. Celui d’Épernon était de ceux dont on se dit qu’il ferait grand effet sur une médaille, les traits étant bien dessinés, et sa physionomie imperturbable annonçant tout ensemble esprit, ruse et dureté. Tandis que celui de Marie, avec un gros nez quasi bourgeonnant du bout, une lèvre inférieure sottement en saillie, et un menton prognathe, trahissait un mélange bien peu attirant de vulgarité, de balourdise et de morgue. Il était bien connu que la Reine, ayant peu d’idées, tenait d’autant plus à celles qu’elle s’était mises en cervelle et les suivait avec une opiniâtreté qui supplantait en elle la raison. Toutefois, elle n’était pas dénuée d’un certain flair ; elle avait bonne mémoire ; elle voyait les choses sans finesse, mais elle les voyait assez bien. Elle avait confiance en Épernon. Elle se sentait du même bord que lui, et ne se trompait pas. Il appartenait au parti espagnol, lié en secret à Philippe III par un traité, catholique à « gros grain », comme on disait alors, fort avant dans l’amitié des jésuites, et en outre animé contre le Roi d’une rancœur qui, due à d’autres causes, était au moins égale en intensité à celle d’une épouse trompée et délaissée.
Quand, le soir même de cette course de bague, je retrouvai mon père à Samois dans la « chambrifime » de l’auberge des Sept Fayards, je lui demandai quels étaient les sentiments qu’Épernon nourrissait à l’égard d’Henri. Il me répondit :
— Fiel et venin. Je vous l’ai dit déjà. Le Roi lui a imposé dans sa ville de Metz un lieutenant tout dévoué à la couronne, lui rogne chaque jour ses prérogatives de colonel-général de l’infanterie française, et par-dessus tout a décidé d’ores et déjà de ne lui confier aucun commandement dans la campagne qui se prépare. En contrepartie, il l’a nommé au Conseil de régence qui doit éclairer la Reine et décider de tout quand il sera lui-même aux armées. Mais c’est là une compensation dérisoire et quasi insultante. Le Conseil de régence sera composé de quinze membres et Épernon n’y disposera que d’une seule voix : la sienne. J’eusse préféré quant à moi une disgrâce ouverte à cette demi-disgrâce, car Épernon est un redoutable félin, tout ensemble rusé, prudent et audacieux. Je suis persuadé que c’est lui qui a conseillé le premier à Henri III d’assassiner le Duc de Guise, mais par une sorte de hasard, trop heureux pour n’avoir pas été machiné, il n’était pas présent à Blois au Conseil secret qui décida de l’exécution. Je le puis affirmer sans ambages. J’y étais.
— Oh ! mon père ! dis-je. Vous avez juré le contraire à la Duchesse de Guise ! Et devant moi !
— Vous la connaissez. Comment aurais-je pu lui expliquer que j’assistais à ce Conseil à titre de témoin, mais sans voix délibérative ! Ces nuances lui eussent échappé !
— À titre de témoin, Monsieur mon père ? Et quel fut votre témoignage ?
— Vous le lirez dans mes Mémoires, dit-il avec impatience. Nous parlions d’Épernon : que dit-il quand la Reine redéversa dans son oreille les conchinades de cet odieux faquin ?
— D’abord, il jeta un regard vif aux alentours, derrière soi compris, et ne vit rien là que de normal, car penché sur Mademoiselle de Fonlebon, je lui parlais du Périgord. Après quoi, il demeura muet du bout en bout. Et quand, fort étonné de ce silence, je lui jetai quelques coups d’œil en tapinois, je le vis écouter la Reine avec la plus grande attention, et hochant parfois la tête comme s’il approuvait le discours qu’il oyait, mais toujours sans piper.
— Autrement dit, Épernon a endossé sans le dire les thèses infâmes de Concini…
Mon père échangea alors un regard avec La Surie, qui avait écouté cet entretien d’un air effrayé, et se tut, tout entier dans ses réflexions.
— Eh bien, dit La Surie au bout d’un moment, qu’en pensez-vous ? L’irez-vous dire au Roi ?
— L’indice est bien mince. Comment en toucher mot à Henri sans qu’il s’en gausse et me rie au nez ? Vous n’ignorez pas avec quel dédain il écarte tous les avertissements. Il a une bonne diplomatie secrète, mais comme vous savez, sa police est encore dans les limbes. Au rebours d’Henri III, qui s’était entouré de quarante-cinq épées, c’est à peine s’il permet à Vitry ou Praslin de le protéger.
— Toutefois, Monsieur mon père, les Quarante-cinq d’Henri III ne l’ont pas empêché d’être assassiné par la Ligue.
— C’est qu’il avait un talon d’Achille : il adorait les moines. Les ligueux lui ont fabriqué un petit jacobin fanatique, par qui Henri III s’est laissé approcher sans même le faire fouiller.
— Mais pourquoi notre Henri se garde-t-il si mal ? dit La Surie. Le savez-vous ?
— Il est, dit-il, dans la main de Dieu, et si Dieu veut qu’il meure, il mourra.
— Je n’eusse pas attendu de lui ce langage.
— Aussi, n’est-ce qu’un langage, dit mon père. Le vrai, c’est qu’il est joueur. Le jeu, chez Bassompierre, est un métier. Mais chez le Roi, c’est un état d’esprit. Dans son existence aventureuse, il a dû remettre tant de choses au hasard que, même pour ce qui touche à sa propre vie, il s’en remet encore à lui.